IL Y A 80 ANS : LA MANIFESTATION DES LYCÉENS (SURTOUT DE BUFFON) ET

ÉTUDIANTS DU 11 NOVEMBRE 1940 CONTRE L’OCCUPANT ALLEMAND, PLACE DE L’ÉTOILE

 

par Vladimir Claude Fišera (Buffon, 1958-1965)

        Un CD (coll., 11 novembre 1940, témoignages et archives, Frémeaux et associés et Institut des Archives Sonores, FA 5003, 2000 avec livret et iconographie de 20 pages) et un article de référence de l’historien Alain Monchablon (« La manifestation du 11 novembre 1940, histoire et mémoires » in Vingtième Siècle, 2011, 2, n° 110, pp. 67-81) nous permettent d’apporter quelques précisions et compléments par rapport au dossier publié par l’AEB dans 14-18, 39-45, Lycée dans la tourmente, 205 p., pp.86-101. Ce CD se compose de témoignages alors que l’article, lui, repose sur sur une étude exhaustive des archives et de l’historiographie.

       On sait aujourd’hui que ce qui a été longtemps considéré comme une manifestation d’étudiants complétée par des lycéens a bien été constituée dans sa grande majorité par des lycéens parisiens et qu’elle fut véritablement massive, le chiffre désormais attesté et reconnu étant de 3000 personnes environ. Les deux séries de chiffres officiels des arrestations établis alors par la police française (et non allemande comme le veut la légende qui ménage « notre » police) et
cités par Monchablon indiquent de 14 à 19 étudiants arrêtés pour 90 à 93 lycéens. Parmi ceux appréhendés le 11 novembre, contrairement à ce qu’avance l’ « Association des Résistants du 11 novembre » composée essentiellement d’anciens de Janson  et qui fut longtemps très active, ce sont bien les lycéens de Buffon qui furent les plus nombreux ce jour-là : il y en eut 10 au total pour 8 de Janson. Suivent ensuite, dans l’ordre, ceux de Voltaire, de Chaptal, Louis le Grand et Henri
IV, dans leur majorité des élèves des classes préparatoires et de terminale, les plus jeunes ayant été souvent éloignés, voire raccompagnés jusqu’au métro par la police française bienveillante, avant l’intervention brutale des Allemands.
       Un lycéen de Buffon, Max Walker, témoignant dans le CD, nous apprend que c’est dès le 4 novembre que des buffoniens (surtout de classes prépas --maths sup et maths spé-- et de terminale), se rendant à leur habituel lieu de rendez-vous au Quartier Latin, le Café d’Harcourt, avaient eu vent, dans « leur » salle du premier étage, d’une manifestation prévue pour le 11 novembre. Notons qu’il n’est pas fait état de la manifestation purement communiste du 8 novembre pour
protester contre l’arrestation le 30 octobre du professeur communisant (bien qu’ayant condamné le Pacte germano-soviétique du 23 août 1939) Paul Langevin alors que l’historiographie communiste a longtemps lié les deux manifestations, en faisant découler celle du 11 de celle du 8 et s’en attribuant exclusivement l’initiative.

           D’ailleurs, dès le 2 novembre, au lendemain du passage au tombeau du Soldat Inconnu de 20000 personnes qui y déposèrent, selon la police, 500 bouquets (le 11, toujours selon la préfecture de police, il y aura eu 24500 personnes au même endroit et 1500 bouquets, soit nettement plus), un incident opposa déjà des « étudiants » --selon la police,  mais des lycéens ont bien pu en être aussi-- à des « Allemands » non spécifiés dans ce même Café d’Harcourt. Très prisé
des lycéens et étudiants, ce « rade » sera entièrement fermé par les Occupants dès avant la manifestation du 11, alors qu’ils se contentèrent de boucler le premier étage des cafés voisins, le Dupont Latin et La Capoulade. Cela montre aussi que ces jeunes, comme leurs aînés depuis toujours, préfèrent les premiers étages des cafés où on est plus tranquille, notamment pour conspirer.       

Monchablon établit que si des lycéens (surtout de prépa) et avant tout des étudiants en Lettres de la Sorbonne membres de l’UELC, Union des Étudiants et Lycéens  Communistes (ce mot de Lycéens étant en usage dès sa fondation en 1939 mais il est  déjà souvent omis avant de disparaître de l’intitulé quelques années plus tard) rejoignent le mouvement, c’est à partir du 9 novembre, spontanément mais pas massivement  ni, surtout, officiellement, leur direction continuant à stigmatiser la guerre menée par les capitalistes de Londres et leurs féaux gaullistes. Le seul tract retrouvé appelant à manifester n’est pas d’obédience communiste (il est reproduit dans notre 14-18, 39-45, Lycée dans la tourmente, op.cit., p.87). Il est antérieur au 7 novembre et provient bien d’étudiants en droit comme l’attestent plusieurs sources.   

C’est ce que confirme aussi Maurice Berlemont, responsable en 1940-1941 des Jeunesses Communistes à Paris (qui regroupe tous les jeunes du parti sur Paris) et présent à l’Étoile le 11 novembre, dans un article publié par Le Monde le 12
novembre 1980 (« Témoignage : le parti communiste et le 11 novembre 1940 ») où il écrit, après 30 ans de dénégation du PCF, que l’initiative émanait bien « d’étudiants patriotes de la Faculté de Droit », pas des communistes, donc.
       Ceci prouve définitivement l’antériorité de l’appel et de l’initiative organisationnelle d’étudiants en droit favorables à de Gaulle même si, comme on l’a vu, la majorité des participants à la « marche » et en tout cas les  plus combattifs furent des lycéens. On le voit bien dans le témoignage sur le CD de l’étudiant en droit Jean Matthyssens qui dit qu’il avait reçu le tract en question le matin même et qu’il l’a distribué à Louis le Grand, Henri IV, Saint Louis et
Fénelon alors que son camarade Careille ( ?, peu audible, V.F.) en fit autant à Carnot, Chaptal et Condorcet. En 1988, enfin, par la voix de Francis Cohen qui était alors le chef de l’UELC, le PCF reconnaît qu’il n’y a pas eu « de mot d’ordre central » pour aller à l’Étoile et que certains « jeunes » (communistes, V.F.) s’y sont « ralliés » au soir du 8 novembre  après la manifestation en Sorbonne contre l’arrestation de Paul Langevin. Le PCF, lié par le pacte Hitler-Staline, dénoncera pourtant  la « provocation » du 11 novembre 1940 jusqu’à l’invasion de l’URSS  le 22 juin 1941.

Cela n’empêchera pas certains, proches du PCF comme le prépa Paul Breffort de Buffon d’aller à la marche du 11 novembre malgré les quolibets d’un condisciple pétainiste qui, lui, n’y va pas (voir le récit de Breffort écrit en 1945 in Lycée dans la tourmente, op.cit., p. 95). Dans le CD, Jean Ebstein-Langevin, vice-président de la Corporation de Droit, engagé à droite mais opposé à l’envahisseur allemand,  reconnaît que parmi les 1041 lycéens (dont 7 élèves de Buffon, in ibid., p.87) et étudiants arrêtés dans la rafle du 21 novembre 1940, il y eut des « anciens communistes » (le PCF ayant été dissout en septembre 1939, V.F.) « qui s’étaient révélés dangereux parce que restés patriotes ». Charles Tillon qui co-dirige alors le PC clandestin salue dans ses mémoires les « jeunes militants de la Jeunesse qui le 11 novembre (1940) ne se sentaient plus seuls dans Paris » et chez qui « émergeait une foi patriotique toute neuve qui étonnait de vieux cadres » (
Charles Tillon, On chantait rouge, Robert Laffont, 1971, 582 p., pp. 327 et 337). Les notes de Breffort nous apprennent en effet que les lycéens de Buffon, en chemin vers l’Étoile,  veulent attaquer ce jour-là le local de l’organisation française d’extrême droite, « Jeunes de l’Europe Nouvelle » dont il s’agit « de casser les vitres ». De la même manière, d’autres lycéens vont s’en prendre sur les Champs Élysées qui à Jeune Front, émanation de la Garde Française pro-nazie, qui à la Ligue Française, pétainiste et violemment anti-anglaise (voir in CD cité, les témoignages de Jean de Lipkowski et de Paul Paclot).        

Si, à Buffon, des professeurs, notamment de prépa, ont été du côté des manifestants, il n’en fut pas de même partout et, là aussi, il convient de croiser ses sources. Le futur académicien Paul Guth, alors professeur de lettres à Janson, déclare dans le CD, 55 ans plus tard, qu’il était « en état de fraternité incroyable avec (ses) chers élèves » porteurs d’insigne à croix de Lorraine. Or, lui-même n’en portait pas à la différence d’autres enseignants comme René Baudoin qui sera, avec quatre autres enseignants, condamné par un tribunal militaire allemand. Ivan Denys, qui fut un élève de Guth, rapporte tout au contraire de l’intéressé que celui-ci voulut dissuader ces 7 ou 8 porteurs d’insigne de manifester, répétant « en les suppliant » que…c’était dangereux. Et ce, loin de les féliciter, comme il le prétend, d’être des « héros tranquilles » courageux qui le rendaient « vibrant et bouleversé » (comparer Guth in CD cité et Ivan Denys, Lycéen résistant, éd. Signes et Balises, 2013, 220 p., p.13). Ces jeunes de troisième, « une dizaine » selon Denys, iront à l’Étoile malgré Guth , fiers « d’avoir bravé les interdictions ».

À partir de juillet 1941, un mois après l’invasion de l’URSS par Hitler, et jusqu’en 1988, le PCF s’appropriera le 11 novembre 1940, suscitant une guerre des mémoires avec l’Association des Résistants du 11 novembre 1940 d’obédience gaulliste. Or la mémoire partagée du 11 novembre 1940 percera bien avant 1988 : c’est ainsi que,  dès le 11 novembre 1943, événement omis par Monchablon et par le CD des jansonniens, des étudiants communistes emmenés par une ancienne de Fénelon, Gervaise Gallepe, suivant les instructions de Francis Cohen, avaient lancé  par une « tremblante » Marseillaise, se souvient Gervaise Gallepe, une manifestation dans la cour de la Sorbonne en souvenir de la marche à l’Étoile du 11 novembre 1940 (voir Jérôme Skalski, « Disparition : Gervaise Gallepe, une lycéenne dans la Résistance » in L’Humanité, 24 août 2020, p.17 et le film de son fils Jean-Pierre,  Gervaise et Jean, des lycéens dans la Résistance, 2012).
La Marseillaise à partir de là appartiendra à nouveau à tous même s’il aura fallu attendre près de 30 ans pour que la spontanéité du 11 novembre 1940 soit enfin reconnue.

Deux plaques rappellent cet événement à l’Étoile : si la première, apposée en 1954 devant la tombe du Soldat Inconnu, évoque « les étudiants de France » qui manifestèrent alors, la seconde, qui n’est pas signalée dans nos sources, plus discrète, apposée à l’angle de la place en 2010, l’est « en hommage aux lycéens (je souligne, V.F.) et étudiants de France qui défièrent l’armée d’occupation nazie le 11 novembre 1940 au péril de leur vie ». Ce deuxième énoncé est
moins ronflant, ne prétend plus à un statut de manifestation « en masse » ni ne prétend évoquer les « premiers (qui) résistèrent à l’occupant ». Défier les occupants nazis au péril de sa vie suffit, d’autant qu’on cite enfin et en premier les lycéens qui furent ce jour-là les plus nombreux. Monchablon, ancien de l’UNEF --comme je le fus moi-même—et auteur de l’Histoire de l’UNEF de 1956 à 1968 (PUF, 1983) concluait ainsi son article intitulé « Le 11 novembre 1940, une
manifestation à la lumière des archives » (in Libération, 10 novembre 2010) : « la manifestation à l’ Étoile, événement unique, est d’abord le témoignage d’une sociabilité juvénile, marquée par la spontanéité et permettant la convergence de courants politiques divers ». Et d’ajouter : « ce qui la rend à certains égards très actuelle ».

 

P. S. :
Un texte d’avril 1941 de l’écrivain célèbre Claude Aveline 1901-1991), Parisien par excellence, ancien d’Henri IV et de Janson, habitant pendant 50 ans au 12 rue Théophraste Renaudot le long de notre Square Saint Lambert et un des  premiers Résistants (co-fondateur, en juillet 1940 du réseau parisien Français Libres de France  qui se fondra à l’automne 1940 dans le réseau du Musée de l’Homme, qui publiera le journal Résistance) atteste du fait qu’à l’automne 1940
l’occupant, pour être bien vu et pour surveiller, avait « monté une garde d’honneur autour du Soldat Inconnu » (in Prémices de la délivrance, publié clandestinement par Aveline aux Éditions de Minuit sous le pseudonyme de Minervois en 1944 et repris dans son ouvrage Le temps mort, Mercure de France, (1962, p.172).  dans ce texte, Aveline montre le changement d’attitude des Parisiens, dont les jeunes en tout premier, entre juin et novembre 1940 vu « la résistance de la
Grande-Bretagne et les réaction de l’occupant », les « privations matérielles » et le sursaut « moral » face au « mensonge » de « l’ennemi nazi » et à la honte : sur les murs, ajoute-t-il, apparurent « les premières croix de Lorraine », les premiers « vive de Gaulle », dont en particulier, écrit-il, dans les « couloirs du métro Pasteur » (je souligne, V.F.) dès l’automne 1940 , donc avant la marche à l’Étoile du 11 novembre 1940 (in ibid., pp.172 et 176-178).  Ce fait très probablement dû à des buffoniens, n’a été relevé par aucun des historiens du 11 novembre, ni par Olivier Wieviorka, ni par Sébastien Alberelli, ni par le Britannique d’Oxford Robert Gildea, auteur de l’excellent Comment sont-ils devenus résistants ? (Ed. Les Arènes, 2017).  Voici quelques extraits très importants de ces « prémices » de la Résistance où les lycéens de Buffon tiennent, déjà, toute leur place.
« Les affiches qu’étalait devant les rires silencieux la stupide propagande nazie eurent le tort de comporter des surfaces blanches : elles furent décorées de notes, commentaires, éclaircissements, exclamations.  Parfois, un coup de crayon rayait le titre, une mince trace de crayon sur un titre énorme : on ne voyait plus qu’elle. (…) Un jour, dans un couloir de la station Pasteur où les gloses m’ont toujours semblé particulièrement étudiées et nombreuses (souligné par
V.F.), j’ai vu comment s’effectuait le travail.  Ill y avait là deux hommes (deux prépas de Buffon ?, note de V.F), qui examinaient leurs environs avec une inquiétude manifeste.  Dès qu’ils eurent constaté que le couloir était à peu près vide, qu’il ne restait que moi, ils s’élancèrent contre une des affiches et, à l’aide d’un morceau de verre, découpèrent fébrilement un « salaud » et un « Boche ». Honte d’une telle besogne ? Crainte de réactions plus directes ? Car les Parisiens, avec l’usage de la mine de plomb et du fusain (le goudron, l’encre, la ronéo et l’imprimerie allaient intervenir sans tarder) retrouvaient la parole (…)  Puis, après l’écriture et la parole, vint le geste……. les étudiants aux Champs-Élysées le 11 novembre ».

 

V. Cl. Fišera